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Droits d´auteur et Google, mariage de raison ou cohabitation aléatoire ?

Par Laurent Van Reepinghen

Jeudi 04.03.10

Dans l’un de ses plus fameux récits oulipiens, Georges Perec avait fait disparaître la lettre E. Aujourd’hui, c’est la voyelle elle-même qui, prononcée à l’anglaise, semble tenir sa revanche, en prenant l’ascendant sur le livre. Elle serait devenue l’attribut incontournable de toutes ses manifestations (e-reader, e-book et e-book store, e-library), de sorte que c’est désormais le livre lui-même qui, chargé de ce préfixe, semble voué à disparaître comme objet du savoir, de désir et de partage » (Antoine GALLIMARD, Le Monde, 31 octobre 2009, p. 18).

Fin 2004, Google s’est lancé dans l’ambitieux projet ("Google Book Search") de numériser la plupart des livres afin de les rendre accessibles sur internet via une bibliothèque virtuelle et, on le croira sans peine, d’en tirer quelque profit en partageant les revenus liés aux publicités affichées sous les livres numérisés (cf. Note 1) .

Ainsi, est-il déjà possible de consulter des extraits du Dictionnaire des savants et des ignorants (1859), ouvrage qui n’est plus soumis à un quelconque droit d’auteur et qu’on aurait sans doute oublié si Google ne s’en était pas emparé.

Mais qu’en est-il des millions d’ouvrages encore protégés par le droit d’auteur ?

La question s’était déjà posée en Belgique en 2007 dans l’affaire qui opposait Google à Copiepresse (cf. Note 20) . Comme l’expliquait très justement le Professeur STROWEL dans l’étude qu’il consacrait à l’époque à ce sujet (cf. Note 3) , la principale question de principe était « de savoir si pour les livres encore protégés par le droit d’auteur, Google doit demander une autorisation préalable à la numérisation (outre l’autorisation donnée par les bibliothèques en faveur de l’accès au livre et de leur manipulation) ou peut se contenter de prendre les mesures qui s’imposent en cas de refus par les éditeurs » (cf. Note 4) . Autrement dit, le droit d’auteur repose-t-il sur un principe d’opt-in (autorisation préalable de l’auteur) ou d’opt-out (opposition préalable) ?
Dans une ordonnance prononcée le 13 février 2007, le tribunal de première instance de Bruxelles avait pris clairement position en faveur du principe de l’opt-in, option largement approuvée par la doctrine (cf. Note 5) .

En France, c’est par un jugement du 18 décembre 2009 que cette question a été une première fois abordée par la 3ième Chambre du Tribunal de grande instance de Paris (Tribunal de grande instance de Paris, 3ème Chambre, 2ème section, Jugement du 18 décembre, Editions du Seuil et autres/ Google Inc et France www.legalis.net/breves-article.php3?id_article=2812).


Editions du Seuil et autres / Google Inc et France

En juin 2006, plusieurs sociétés d’édition filiales (Editions du Seuil, Delachaux & Niestle et Harry N. Abrams) de la maison mère la Martinière Groupe auxquelles s’est joint le Syndicat de l’édition, ont assigné la société Google Inc et la société Google France en contrefaçon de droits d’auteur et de marques en vue d’obtenir le paiement de dommages et intérêts, faisant valoir que Google :

- avait numérisé sans leur autorisation plus d’une centaine d’ouvrages sur lesquels elles étaient titulaires de droits d’auteur ;
- permettait aux utilisateurs du site d’accéder à la reproduction complète des couvertures des ouvrages numérisés et à des extraits des ouvrages apparaissant à l’écran sous forme de bandeaux de papier déchirés, l’affichage desdits extraits s’opérant à l’aide d’une recherche par mot-clé
- reproduisait la marque française « Edition du Seuil » et la marque communautaire « Seuil » dont le Seuil est titulaire.


Sur l’action en contrefaçon et la loi applicable

Pour leur défense, Google Inc et Google France invoquaient l’application du droit américain, soutenant par référence à l’article 5§2 de la Convention de Berne, que la loi applicable en matière de délits complexes commis sur le réseau internet serait celle de l’Etat sur le territoire duquel se sont produits les agissements litigieux, à savoir les Etats-Unis et que dès lors, seules les dispositions du Copyright Act et la notion de « fair use » (usages loyaux) devraient trouver à s’appliquer.

En fonction de quoi, le tribunal a considéré sans créer de surprise que la France constituait le pays qui entretenait les liens les plus étroits avec le litige, ce qui justifiait l’application de la loi française.


Sur l’atteinte aux droits d’auteur

En droit français, l’article L122-4 du Code de la Propriété intellectuelle prévoit que « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayant droits ou ayants cause est illicite. Il en va de même pour la traduction ou la transformation, l’arrangement ou la reproduction par un art ou un procédé quelconque ».(cf. Note 7)

Pour tenter de se disculper, les défenderesses soutenaient qu’elles ne réalisaient aucune représentation ni reproduction des ouvrages litigieux dans leur intégralité mais uniquement l’affichage d’extraits « dans des limites convenables » couvertes par l’exception de courte citation dans un but d’information. Quant à la numérisation proprement dite, Google arguait par ailleurs que celle-ci supposait un acte de manifestation de la volonté de son auteur de communiquer l’œuvre au public. Or, selon Google, cet acte faisait défaut en l’espèce dans la mesure où le site incriminé n’aurait pas permis d’afficher l’intégralité des ouvrages en cause.

De manière raisonnable, le tribunal en a rejeté cette thèse dans les termes suivants : « la numérisation d’une oeuvre, technique consistant en l’espèce à scanner l’intégralité des ouvrages dans un format informatique donné, constitue une reproduction de l’œuvre qui requiert en tant que telle, lorsque celle-ci est protégée, l’autorisation préalable de l’auteur ou de ses ayant droits ».

Quant à l’exception de courte citation (cf. Note 8) , le Tribunal en a à juste titre rejeté l’application au cas d’espèce en constatant que les couvertures litigieuses étaient communiquées au public dans leur intégralité, même en format réduit, et que l’aspect aléatoire du choix des extraits représentés enlevait tout but d’information.

Sans hélas justifier la méthode de calcul qu’il a adopté, le Tribunal a condamné Google au paiement aux sociétés d’édition de la somme de 300.000 € à titre de dommages et intérêts. La décision est frappée d’appel.

En dépit de cette jurisprudence - dont on ne peut que se réjouir-, on relèvera que la bibliothèque nationale française et son équivalent numérique (Gallica) sont au centre des négociations entre Google et le Ministère de la Culture, même si le président Sarkozy se plaisait récemment à déclarer qu’il n’était pas question de se « laisser déposséder de notre patrimoine au bénéfice d’un grand opérateur aussi sympathique soit-il, aussi important soit-il, aussi américain soit-il » (extrait du discours prononcé à Strasbourg le 9 décembre 2009 par Nicolas SARKOZY (http://ie6.actualitte.com/actualit/15554-google-numeriqusation-bnf-mitterand-Sarkozy.htm )


Le « Google Book Settlement » (GBS)

Aux Etats-Unis, la vague de numérisation n’est pas non plus restée sans réaction de certains milieux intéressés : en septembre 2005, un groupe d’éditeurs et d’auteurs (la « Authors Guild et l’ « Association of American Publishers ») a intenté une class action (action en nom collectif) contre Google (Authors Guild Inc. V. Google Inc., S.D.N.Y., no 05 CV 81 36 DC) pour atteinte au droit d’auteur. Google soutenait que les copies réalisées relevaient des « usages loyaux » (fair use), exception aux contours relativement imprécis qui s’applique en droit américain du copyright. Cette incertitude relative à la notion de fair use a incité les parties à négocier de manière confidentielle un accord transactionnel (cf. Note 9) .

Le 28 octobre 2008, les parties ont officialisé cet accord communément appelé le Google Book Settlement (GBS) prévoyant la création d’une entreprise baptisée « Book Rights Registry » chargée, à l’instar d’une société de gestion collective des droits d’auteur, de représenter les intérêts des auteurs et éditeurs, d’identifier ceux-ci et de les rémunérer.

Ledit accord a été soumis pour approbation au juge du district sud de New York devant lequel le litige avait été introduit.

En résumé, en cas d’approbation de l’accord, Google pourra :

- continuer à scanner des ouvrages
- vendre des « abonnements institutionnels » permettant à des bibliothèques d’offrir l’accès à l’ensemble de la collection numérisée
- vendre des livres numérisés à l’exemplaire
- placer des publicités en marge des pages des livres
- diffuser des extraits des livres numérisés
- diffuser des parties d’ouvrages afin d’encourager leur vente en ligne.

Une grande vague d’éditeurs français, allemands et chinois se sont opposés à ce que l’accord leur soit applicable sans que celui-ci n’ait été préalablement négocié. Aussi, la France et l’Allemagne ont déposé en septembre 2009 des observations devant le juge new-yorkais (cf. Note 10) . D’autres critiques ont émané de la part des bibliothèques qui ont mis en évidence que les livres numérisés à partir des bibliothèques partenaires seront uniquement accessibles pour les bibliothèques et les usagers se trouvant aux Etats-Unis.

En raison de ces critiques, le GBS a été légèrement modifié en novembre 2009.

Le moteur de recherche américain a donc déjà fait des premières concessions aux auteurs et éditeurs européens en annonçant que les livres publiés et toujours commercialisés en Europe ne pourront être vendus aux Etats-Unis sous leur forme électronique qu’avec « l’autorisation expresse des ayants droit ». Les éditeurs européens craignent, en effet, que Google ne profite de l’accord signé avec les auteurs et éditeurs américains, pour mettre en vente sans leur autorisation des livres européens, sous prétexte qu’ils ne sont plus dans le commerce aux Etats-Unis.

L’audience prévue afin de débattre de l’accord amendé (le « fairness hearing ») s’est tenue le 18 février 2010. La décision d’approbation ou de rejet sera rendue dans les mois qui viennent, sachant qu’en tout état de cause, les parties intéressées auront encore la possibilité de s’opposer à l’application de l’accord à leurs ouvrages jusqu’à la fin du mois de mars 2011 (www.googlebooksettlement.com) .


Autres initiatives de numérisation

Indépendamment du Google Book Settlement, le Congrès américain et l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) ont lancé le 21 avril 2009, la Bibliothèque numérique mondiale (BNM) www.wdl.org/fr laquelle offre un accès gratuit à des ressources numérisées issues du patrimoine de l’ensemble de la planète ( www.wdl.org/fr).

Sur le plan communautaire, la Commission européenne a lancé le projet « Europeana » www.europeana.eu en 2008, lequel vise à rendre accessible, sur Internet, le patrimoine des bibliothèques nationales. En outre, la Commission européenne a mis sur pied en décembre 2009, un « comité des sages » afin de « réfléchir au cadre des partenariats publics privés en matière de numérisation»(cf. Note 11) .

Parallèlement à ce mouvement de numérisation mondiale, se développent les e-books, « readers » ou encore livres électroniques.
Amazon a ainsi le Kindle (permettant d’acheter du contenu vendu en ligne par… Amazon), Sony le Reader PRS 505, la filiale de Philipps, iRex, l’iLiad et Booken le Cybook.
Les opérateurs téléphoniques se saisissent aussi de ce marché : Orange avec le Read & Go et SFR avec le GeR2. Les Personal Digital Assistant (PDA, ordinateurs de poche) et les téléphones portables, notamment l’iPhone, proposent également du contenu .

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De quoi sera faite la bibliothèque numérisée de demain ? Certaines orientations de principe ont pu être dégagées des premières décisions jurisprudentielles ainsi que des négociations amiables qui en ont été le prolongement. Oserait-on pour autant affirmer que les contours ainsi balisés, permettront dès à présent d’assurer la sécurité juridique, particulièrement dans les rapports compliqués entre l’Europe et les Etats-Unis.


Laurent VAN REEPINGHEN
lv@vanreepinghen.com



Notes:


(1) A. STROWEL, « Google et les nouveaux services en linge : quels effets sur l’économie des contenus, quels défis pour la propriété intellectuelle ? », J.T., 2007, p. 597.

(2) Pour rappel, il s’agissait d’une action en cessation pour atteinte au droit d’auteur introduite par la société de gestion des droits des éditeurs de presse francophone (Copiepresse) à l’encontre de Google (Prés. Trib. 1ère instance de Bruxelles, 13 février 2007, disponible en ligne sur www.copiepresse.be)

(3) Ibidem, p. 597.

(4) Ibidem, p. 597.

(5) D. VOORHOOF, « Slecht nieuws voor Google News », A & M, 2007/ 1-2, p. 120 ; C. MORLIERE, “Les articles de presse à l’ère numérique – Le cas de Google Actualités”, I.R.D.I., 2004, p. 7.

(6) Google a interjeté appel de cette décision le 21 janvier 2010.

(7) En droit belge, l’article 1er de la loi du 30 juin 1994 relative au droit d’auteur prévoit que l’auteur a seul le droit de reproduire ou d’autoriser la reproduction de son œuvre « de quelque manière et sous quelque forme que ce soit ». L’article 1er précise également que l’auteur d’une œuvre a le droit de la communiquer au public « par un procédé quelconque y compris par la mise à disposition au public d’une manière que chacun puisse y avoir accès de l’endroit et au moment qu’il choisit individuellement ».

(8) L’exception de citation est prévue en droit belge par l’article 21 § 1er de la loi du 30 juin 1994

(9) A. STROWEL, « Google Books : quel futur pour l’accès aux livres ? Une bibliothèque universelle en devenir ou une future galerie commerciale », Auteurs & Média, 2010, p. 2

(10) A. STROWEL, op. cit., p. 3

(11) A. STROWEL, op.cit., p. 5

(12) Cédric BIAGINI et Guillaume CARNINO, « Le livre dans le tourbillon numérique » in « Internet – révolution culturelle », Manière de voir n° 109 – Le monde diplomatique, février-mars 2010, p. 15


Source : DroitBelge.Net - Actualités - 4 mars 2010


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